Apéro, coco, boulot

Publié le par l'empereur

100% des prophetes font le sacrifice d'eux mêmes à la drogue pour satisfaire les masses impies. Saluons ce noble dévouement allant jusqu'à s'obliger à prendre des substances chamaniques pour obtenir le don de double vue, d'ubiquité ou réliser d'autres permonances prophétiques.

Cocaïne, alcool, cannabis ou médicaments, ils en consomment et sont salariés. Certains maîtrisent, d'autres perdent pied. Témoignages.

par Matthieu ECOIFFIER
QUOTIDIEN : mardi 09 mai 2006

«Tu peux pas travailler sous influence du speed ou de l'ecstasy, c'est trop évident ! Quand tu regardes les collègues, tes pupilles sont ouvertes comme des disquettes», explique Yoko, 32 ans. Le week-end, cette cadre dans une boîte d'export mue en guincheuse cocaïnée au Rex et au Pulp, hauts lieux de la nuit parisienne. «Je ne prends pas de la drogue pour être concentrée et performante. C'est simplement pour la fête.» Ils sont usagers de drogues et travaillent. Ou salariés drogués. Ils disent maîtriser leur consommation. Qu'il s'agisse de cocaïne ou d'amphétamines. Voire, plus rarement, d'héroïne, sniffée sous forme de poudre, l'injection étant trop liée à l'image du junkie. Ils n'ont jamais été en contact avec des institutions sanitaires ou répressives. Et, sauf accident, ils évitent de travailler «défoncés».

Invisible, cette population sort du bois. Notamment à la suite des travaux de la sociologue Astrid Fontaine, pour l'Observatoire français des drogues et toxicomanie. Sorti en février, son livre, Double vie, les drogues et le travail (1), révèle à travers dix portraits les ressorts communs de ces usagers de stupéfiants professionnellement insérés. «Leurs trajectoires sont singulières, ils ne se revendiquent pas d'un groupe défini. Ne sont pas plus névrosés que la moyenne. La drogue n'est pas, pour eux, centrale dans leur existence», explique Astrid Fontaine. «Leur consommation leur sert de soupape pour se lâcher après le boulot, elle agit comme un dopage des sociabilités. Il y a aussi une attraction pour un mode de vie plus délirant, hors normes, qui relève de la transgression. Enfin, ce peut être un outil d'intégration», poursuit-elle. Dans son livre, un fonctionnaire, paraphrasant l'écrivain William Burroughs, explique que, «sans drogue, il ne pourrait pas lacer ses chaussures pour aller travailler le matin».

Caché. Cette population invisible ne représente qu'une minorité des salariés. «Entre 1 et 5 % de la population générale, si on compte la cocaïne, le LSD et le cannabis. Les produits les plus consommés en entreprise restent l'alcool, le tabac et les médicaments», rappelle Astrid Fontaine. En attendant, pour travailler et se défoncer heureux, mieux vaut rester caché. «Je bosse dans une PME familiale d'artisanat du luxe, où on n'a même pas le droit de porter des tenues aguichantes. Pour eux, je suis très classique, je ne sors pas», explique Claire, 29 ans, chef de produit. Et adepte de week-ends festifs à l'ecstasy et à la cocaïne. Sans pour autant être le nez dedans. «Je ne suis pas défoncée à la coke. C'est toujours lié à la musique. Je ne vais pas dans les toilettes pour en prendre, je fais attention au budget.» Une seule fois, elle a dû se rendre un samedi au boulot pour un imprévu. Dans un état second. «J'étais superexcitée. Je devais faire une présentation au client. Au début, j'avais la pêche. Et puis c'est descendu. Ma boss me posait des questions sérieuses. Et moi, je baragouinais avec 50 % de mes moyens en moins. J'oubliais mes mots. Ça a duré une demi-heure. Un cauchemar. Elle me fixait. J'ai eu peur qu'elle remarque quelque chose.»

Parano. Alexandre, 26 ans, salarié d'une chaîne de télé, est un adepte de «l'acide sous toutes ses formes». Il a goûté aux produits à 20 ans, dans les free parties, et ne voit pas pourquoi y renoncer une fois dans la vie active. «C'est un cercle vertueux. Tu bosses, le boulot te paie tes loisirs. La drogue est un loisir. Avec ma bande de potes, on est tous comme ça.» Il a juste rendu compatible sa consommation avec ses horaires de travail. «Le week-end, je m'arrête le dimanche après-midi. Je me calme, assure la descente en fumant de l'herbe. Et me couche à 17 heures A partir du moment où l'on me rémunère pour un boulot que j'aime bien, je me dois d'arriver frais et dispos», dit-il. Pour lui, l'image de la cocaïne comme dopant «renvoie surtout aux mecs de la pub des années 80» : «Cela dit, dans ma boîte, comme certains bossent la nuit, ça consomme énormément de poudre et de joints.» Il lui est arrivé de débarquer à 9 heures au bureau après une nuit blanche : «Tu sens une tension en toi, ta réflexion est speed, tes mouvements robotiques et tu es un peu parano. Et l'après-midi tu risques de t'endormir et de te faire virer. Si tu ne fais pas attention, tu peux être attiré dans les limbes du territoire junkie, avec des drogues plus méchantes.» Son CDI fonctionne comme un outil de réduction des risques de dépendance. Mais en parler au travail reste tabou. «Sauf avec les collègues proches. Pourtant, les autres ne se privent pas pour parler de leurs beuveries.»

Le contrôle ­ et sa possible perte ­ reste une question centrale pour ces usagers salariés. Ils savent précaire l'équilibre entre vie professionnelle, personnelle, et psychotropes. Et temporaire. «Tout va bien. J'ai un amoureux, un super appart, une famille et un CDI, explique Charlotte, attachée de presse. Pour l'héroïne, j'ai des règles très strictes : pas plus d'une fois par mois et jamais deux jours de suite. J'ai 33 ans et j'en sniffe depuis l'âge de 22 ans, je connais la dangerosité du produit. Il n'est pas dans ma tête.» Son patron respecte son mode de vie. Elle l'a initié à l'ecstasy lors d'un pot. «Il a trouvé ça super et en reprendra à l'occasion.»

«Déprime du mardi». A terme, l'ecstasy accélère la disparition des neurones modulateurs de l'humeur et peut provoquer des troubles, comme la dépression ou une difficulté à se concentrer. Si le risque dépend des caractéristiques physiologiques de chacun et des quantités, peu d'usagers au long cours échappent à la «déprime du mardi» après un week-end de libations. «Dans ce cas, je me contente de tâches moins intellos, comme mettre des livres dans des enveloppes», dit Charlotte. Pour les mêmes raisons, Pierre, 44 ans, cadre sup «a décalé pendant des années les réunions importantes au mercredi et jeudi». «Et puis, en vieillissant, tu récupères moins vite. J'ai senti une baisse de productivité, une décompensation psychique liée à la fatigue physique», explique ce fêtard. Qui a juste un peu levé le pied.

(1) Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.

Publié dans PROPHETES

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